«Statio Orbis»
1. Le petit article du P. J. A. Jungmann Corpus mysticum à propos du Congrès eucharistique mondial de Munich de 1960[1] dépasse largement les limites de ce cas concret. Il prend une signification d'une valeur exceptionnelle non seulement parce qu'il a été écrit par un liturgiste de renommée mondiale, mais surtout à cause de l'idée de la statio Orbis qui, sauf erreur de ma part, a été avancée pour la première fois par le P. Jungmann et à laquelle se sont immédiatement ralliés les organisateurs du Congrès. Cette idée est d'un intérêt extraordinaire dans le domaine ecclésiologique. Je suis prêt à affirmer que l'idée de la statio Orbis est la plus importante de celles qui aient été exprimées jusqu'à présent dans le cadre de l'ecclésiologie universelle.
« De même que le pape ou son représentant spécialement autorisé présidait la célébration stationnale de la ville de Rome, le légat du pape est à la tête de la célébration ; entouré des évêques de nombreux pays, du clergé et du peuple de toutes nations, il offre le sacrifice à la Majesté divine »[2]. Nous savons que la statio Urbis était l'assemblée eucharistique de toute l'Église de Rome, présidée par son évêque. On a commencé à célébrer la statio Urbis lorsque, à côté du centre liturgique principal, le centre épiscopal, se formèrent, dans les limites de l'Église de Rome, des centres complémentaires, dans lesquels la célébration de la liturgie avait été confiée à des presbytres. L'auteur de l'article en question trace une analogie entre statio Urbis et statio Orbis. Si l'on admet cette analogie, on est amené à affirmer que la statio Orbis est l'assemblée eucharistique de toute l'Église universelle (Gesamtkirche, selon l'expression de l'auteur).
L'idée de la statio Or bis doit être considérée dans son contexte ecclésiologique, et non pas dans celui d'un cas isolé, tel le congrès eucharistique mondial. Ce cas isolé n'est important que parce qu'il permet d'éclairer l'idée de la statio Orbis. Si la statio Orbis existe vraiment, elle ne peut pas se réduire aux seules limites du congrès eucharistique, mais doit exister dans d'autres cas aussi. En admettant l'existence de la statio Orbis, nous admettons en même temps que l'Église universelle possède son assemblée eucharistique ; ainsi nous introduisons dans le système de l'ecclé-siologie universelle un principe qui en est absent : le principe eucharistique.
Parce que généralement reçue, l'ecclésiologie universelle semble de prime abord simple et claire ; elle contient cependant une série de difficultés qui, jusqu'à présent, n'ont pas été résolues. Je ne m'arrêterai pas à l'étude de toutes ces difficultés, et me bornerai à indiquer la plus grande d'entre elles. D'après cette ecclésiologie, toutes les Églises forment un organisme unique, cor-pus mysticum, qui est l'Église de Dieu. Or, chaque Église locale trouve sa manifestation concrète dans son assemblée eucharistique. Comment se manifeste alors l'Église universelle, et se manifeste-t-elle ? Ou bien n'est-elle qu'une notion abstraite ? S'il existe une assemblée eucharistique de l'Église universelle, cette difficulté se trouve par cela même résolue, car l'Église universelle trouve ainsi à se manifester de façon concrète, comme l'Église locale, dans son assemblée eucharistique. En levant cette difficulté et plusieurs autres, l'adaptation du principe eucharistique à l'ecclésiologie universelle y provoque des changements si profonds qu'ils changent les bases mêmes de ce type d'ecclésiologie. Ils amènent à un nouveau type d'ecclé-siologie qu'on pourrait définir comme universo-pontificale, tandis que celle qui existe maintenant est une ecclésiologie universo-épiscopale. Dans la littérature catholique contemporaine nous trouvons des indications concernant ce type d'ecclésiologie, mais ce ne sont que des affirmations doctrinales pour lesquelles on n'essaie pas de trouver des bases théologiques.
2. Dans l'Église ancienne, en tout cas pendant les deux ou trois premiers siècles, il n'existait qu'une seule assemblée eucharistique dans chaque Église locale. C'est un fait historique indubitable. On ne saurait l'expliquer en disant que l'organisation ecclésiale était insuffisamment développée. Au contraire, ce fait découlait de la nature même de l'Église. Selon l'ecclésiologie alors en vigueur, le signe de l'Église locale était l'assemblée eucharistique dans laquelle l'Église de Dieu trouvait son expression la plus complète. L'Église locale était là où il y avait une assemblée eucharistique, ce qui excluait l'existence simultanée de deux ou de plusieurs assemblées eucharistiques dans une même Église locale. D'autre part, selon la nature de l'assemblée eucharistique, son président, sans lequel elle ne pouvait guère exister, était lui-même inclus dans cette assemblée. Était évêque celui qui présidait l'assemblée eucharistique. Pour la première fois, cette thèse ecclésiologique a été exprimée avec beaucoup de force par Ignace d'Antioche. Un seul Dieu, un seul Christ, une seule foi, un seul autel et un seul évêque, tel est le leit-motiv des épitres d'Ignace. «Ayez donc soin de ne participer qu'à une seule eucharistie ; car il n'y a qu'une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, et un seul calice pour nous unir à son sang, un seul autel, comme un seul évêque avec le presbytérium et les diacres mes compagnons » [3] . L'assemblée eucharistique et l'évêque sont des notions corrélatives. Là où est l'évêque, là est aussi l'assemblée eucharistique ; et vice-versa, là où est l'assemblée eucharistique, l'évêque y est aussi. Une crise eut lieu dans l'ecclésiologie, lorsque par la force des choses, il se trouva, dans une seule et même Église locale, non plus un seul, mais plusieurs centres liturgiques, dans lesquels l'Eucharistie était célébrée par des presbytres. A strictement parler, l'assemblée eucharistique cessa d'être le signe de l'unité de l'Église locale : c'est l'évêque qui devint ce signe. C'était là, dans un certain sens, une rupture entre l'assemblée eucharistique et l'évêque. Cependant, au début les liens entre eux ne furent pas rompus. L'évêque restait à l'intérieur de l'assemblée eucharistique principale, et les presbytres n'étaient que les délégués de l'évêque. Il est bien connu que la formation de plusieurs assemblées eucharistiques dans les limites d'une seule Église locale a été une épreuve douloureuse pour la conscience ecclésiale. Jungmann lui-même parle de la pratique du fermentum de l'Église romaine. Par le fermentum on affirmait l'unité de l'Eucharistie dans l'espace, de même que les Sancta était une preuve de l'unité de l'Eucharistie dans le temps. Malgré l'apparition de plusieurs assemblées eucharistiques dans l'Église romaine (nous ignorons si la pratique du fermentum existait dans d'autres Églises locales), la conscience ecclésiale affirmait l'existence de l'unité de l'assemblée eucharistique présidée par l'évêque. Si, en fait, il y avait dans l'Église romaine plusieurs assemblées eucharistiques, sur le plan idéal il n'y avait qu'une seule assemblée. Dans la pratique du fermentum on met l'accent sur l'unité de l'Eucharistie, qui présuppose l'unicité de l'évêque. Un peu plus tard apparaît la pratique de la statio Urbis, dans laquelle l'accent est transféré sur l'unicité de l'évêque dans les limites de l'Église locale, unicité qui présuppose l'unité idéale de l'assemblée eucharistique. Lorsque l'organisation ecclésiale fut devenue plus compliquée et lorsque l'ecclésiologie universelle se fut affermie dans la conscience ecclésiale, la pensée théologique renonça au principe de l'unité de l'assemblée eucharistique d'une Église locale, mais continua à tenir fermement au principe de l'unicité de l'évêque. La première atteinte à ce principe, ce fut l'apparition des évêques auxiliaires, ainsi que celle des évêques titulaires. La pratique ecclésiale accepta le fait de la célébration de l'Eucharistie par les presbytres, ainsi que le fait de l'existence des évêques auxiliaires, mais du point de vue ecclésiologique, ni l'un ni l'autre fait n'ont trouvé d'explication. La conscience ecclésiale garde jusqu'à présent le principe selon lequel l'évêque ne peut guère exister sans assemblée eucharistique, de même que cette dernière ne peut exister sans évêque. Canoniquement cela s'exprime en ce que le presbytre, de même que l'évêque auxiliaire, ne peut célébrer l'Eucharistie que s'il est sous la juridiction de l'évêque diocésain.
3. Si nous admettons l'existence d'une assemblée eucharistique universelle, nous devons aussi reconnaître l'existence d'un évêque de l'Église universelle. L'application du principe de l'unité de l'assemblée eucharistique à l'ecclésiologie universelle nous amène inévitablement à postuler l'unicité de l'évêque dans l'Église universelle. L'évêque universel ne peut être qu'unique, autrement nous devrions renoncer au principe de l'unicité de l'évêque dans l'Église. Pour paradoxale qu'elle paraisse, cette idée est cependant la conclusion logique de la doctrine de l'Église universelle. Idéalement il ne peut exister dans l'Église qu'une seule assemblée eucharistique, ayant à sa tête un évêque ; mais empiriquement ce n'est pas une assemblée, c'est toute une multitude d'assemblées. Ce dernier fait ne peut pas servir d'argument contre l'existence d'une assemblée eucharistique universelle. A une certaine époque, comme je l'ai indiqué plus haut, de nombreuses assemblées eucharistiques ont fait leur apparition dans les Églises locales à côté de l'assemblée principale, c'est-à-dire l'assemblée épiscopale.
Pour le P. Jungmann, pour toute la conscience catholique c'est le pape qui est un tel évêque. Pour le P. Jungmann c'est l'évidence même, comme on peut le voir de la phrase citée plus haut. Cependant, il faut que des preuves tant théologiques qu'historiques soient trouvées à l'appui de cette évidence, et le P. Jungmann ne les donne pas. Il paraît que la pensée du P. Jungmann se meut dans le cadre habituel de la théologie catholique. L'apôtre Pierre a été à la tête de la première assemblée eucharistique, qui a eu lieu dans l'Église de Jérusalem. En tant qu'Église locale, l'Église de Jérusalem était à l'époque l'unique Église; on pouvait donc la considérer comme Église universelle. Étant à la tête de l'assemblée eucharistique de cette Église, l'apôtre Pierre était le président, ou pour parler en termes ultérieurs, l'Évêque de l'Église universelle. En tant que successeur de Pierre, l'évêque de Rome est devenu l'Évêque de l'Église universelle. Le séjour de l'apôtre Pierre à Rome n'a pas été une nécessité ecclésiologique, mais seulement un fait historique. Ce n'est pas le moment de discuter ici ces assertions de la théologie catholique. Je me bornerai donc à indiquer ce point de vue de l'Église catholique.
Nous avons devant nous un nouveau type d'ecclésiologie, étroitement lié à l'ecclésiologie universelle, mais pas du tout identique à cette dernière. Cette ecclésiologie a ceci de commun avec l'ecclésiologie universelle qu'elle considère toutes les Églises existantes comme un seul organisme, corpus mysticum du Christ. Elle en diffère cependant en ce qu'elle affirme que dans cette organisme unique il n'y a qu'un seul évêque. Or, d'après l'ecclésiologie universelle, le pape est un des évêques, et non pas l'évêque unique[4]. Actuellement la théorie catholique parle couramment de l'ordo episcoporum, en tant qu'héritier du collège des apôtres. Dans cette ordo, le pape occupe une place spéciale, car il en est le chef, en raison de quoi il est le chef de l'Église. Si l'on reste dans les limites de l'ecclésiologie universelle, on peut, tout au plus, parler du pape comme de l'évêque suprême, un super-évêque en quelque sorte, mais en aucun cas on ne saurait parler de lui comme de l'évêque unique. Cette différence entre les deux types d'ecclésiologie est essentielle et, par conséquent, les déductions qu'on pourrait faire du nouveau type d'ecclésio-logie devraient avoir des répercussions sur toute l'organisation ecclésiale.
4. En principe, l'organisation de l'Église doit correspondre à la doctrine sur l'Église. En fait, au cours de l'histoire, c'est la doctrine sur l'Église qui s'adaptait à l'organisation en vigueur. De toute façon le lien entre la doctrine sur l'Église et l'organisation ecclésiale est un fait historique indéniable. Nous avons donc le droit de poser la question suivante : quelles seraient les conséquences de ce nouveau type d'ecclésiologie ? Elles seraient très importantes car elles amèneraient à un changement des thèses fondamentales de l'ecclésiologie universelle. Si le pape (ou quelqu'un d'autre) est l'unique évêque de toute l'Église universelle, il ne peut y avoir d'autres évêques dans l'Église. Tous les évêques qui existent cessent d'être évêques et, à strictement parler, ils occupent la situation des anciens presbytres, qui formaient le presbyterium auprès de l'évêque. Ils diffèrent des autres presbytres en ce qu'ils reçoivent des fonctions administratives spéciales. Ce changement, aussi grand qu'il soit, ne peut pas avoir d'importance pratique particulière. L'organisation ecclésiale actuelle, surtout celle de l'Église catholique, a déjà préparé un changement de genre dans la situation des évêques. En fait, depuis longtemps les évêques des diocèses n'ont plus la situation qu'avaient les anciens évêques, qui étaient à la tête des Églises locales. Le diocèse n'est pas l'Église locale des anciens temps, Église qui ne dépendait pas d'une autre Église locale ou d'un évêque d'une autre Église : c'est vraiment une partie de l'Église universelle, subordonnée au chef de l'Église universelle. Si, du point de vue dogmatique, le ministère de l'évêque reste ce qu'il a été pendant la première période de l'histoire de l'Église, il a en fait changé de façon essentielle. Nous n'avons pas le droit de dire que l'évêque du IIe ou du IIIe siècle est identique à celui de nos jours. Le principe fondamental de l'ecclésiologie ancienne était le suivant : un seul évêque dans l'Église. Dans l'ecclésiologie universelle ce principe s'est transformé en thèse toute opposée : beaucoup d'évêques dans l'Église et chacun d'eux est à la tête d'une partie de l'Église ; tous les évêques ensemble sont à la tête de l'Église universelle (thèse orthodoxe) ou l'un d'entre eux est le chef de l'Église (thèse catholique).
Laissons de côté cette différence entre les doctrines catholique et orthodoxe, différence qui n'est pas aussi importante qu'on ne le pense habituellement, mais notons que la doctrine de la pluralité des évêques dans l'Église universelle ne suscite pas de difficultés. En réalité, nous nous trouvons devant un problème très difficile. Vraiment, si l'évêque est à la tête d'une partie de l'Église, comment les limites de cette partie de l'Église sont-elles déterminées ? Ces limites découlent-elles de l'ecclésiologie elle-même, ou sont-elles fixées à titre administratif ? Dans l'Église primitive les limites de l'Église locale étaient déterminées par les limites de l'assemblée eucharistique : appartenaient à telle ou telle Église ceux qui prenaient part à l'assemblée eucharistique. En fait, ces limites coïncidaient avec les limites de la cité (polis), mais ce fait n'avait aucune valeur de principe. Ce n'était là qu'une coïncidence naturelle, une coïncidence de fait, dont on ne peut pas déduire que le christianisme ait été primitivement une « religion de cités »[5]. Cependant de bonne heure les limites de l'Église locale débordèrent les limites de la cité elle-même. En raison de quoi le principe purement eucharistique qui déterminait les limites de l'Église locale s'est transformé en principe juridique : les limites de l'Église locale ont commencé à être déterminées par celles du pouvoir de l'évêque. Par qui et comment étaient déterminées les limites du pouvoir de l'évêque, par lesquelles celles de l'Église locale étaient-elles fixées à leur tour ? Dans de nombreux cas cela se passait par la force même des choses ; mais dans la plupart du temps ces limites étaient fixées par le pouvoir civil ou ecclésiastique : ecclésiastique le plus souvent en Occident, civil en Orient, où à partir de l'époque du Ier concile de Nicée, s'établit fermement le principe de la corrélation de l'organisation ecclésiale avec l'organisation civile. Peu à peu se fixe la notion du diocèse, en tant que partie de l'Église universelle, diocèse qui, grâce à la décision du pouvoir suprême, se trouve subordonné administrativement à un évêque déterminé, placé à la tête du diocèse. Ce qui veut dire que l'évêque, et en Occident plus qu'en Orient, devient l'organe administratif du pouvoir ecclésiastique suprême.
L'acceptation de l'ecclésiologie universo-pontificale n'aurait pas provoqué de changements substantiels dans l'organisation actuelle de l'Église catholique, sauf que seul l'évêque de Rome aurait conservé le nom d'évêque, et que tous les autres évêques auraient reçu une autre dénomination. Et vraiment, l'évêque de nos jours, nommé par le pouvoir suprême, n'est à strictement parler nullement lié avec son diocèse. En tout cas il n'est pas, selon l'expression de dom Gregory Dix, l'homme de son Église. Nommé par le pouvoir suprême, il est responsable devant ce dernier, et il en est le représentant. Il faut y ajouter que selon l'ordre établi, en Orient surtout, l'évêque peut être aujourd'hui à la tête d'un diocèse, et demain d'un autre : peut-on alors parler de liens ecclésiologiques entre l'évêque et son diocèse ? L'évêque n'est que le représentant du pouvoir ecclésiastique suprême, un fonctionnaire qui possède tel ou tel droit. On peut le dire avec encore plus de force en ce qui concerne les évêques vicaires, qui n'ont aucun lien avec le diocèse. Si l'on accepte la doctrine de l'évêque unique, doctrine qui résulterait de la reconnaissance de l'existence d'une assemblée eucharistique universelle, on ne ferait que fixer ainsi ce qui existe déjà en fait.
5. Il est temps maintenant de poser la question de savoir si l'idée même de la statio Or bis est juste, idée dont découle les résultats indiqués plus haut. Le P. Jungmann a conçu son idée de statio Orbis par analogie avec celle de statio Urbis. En fait, cette analogie n'existe pas, mais ce n'est pas parce que, comme le pense D. A. Tanghe, « l'ancienne statio Urbis était présidée par l'episcopus Urbis, la nouvelle statio Orbis est présidée par le chef spirituel de l'Église catholique, qui est évêque de Rome et non pas episcopus Orbis»[6] Non, de l'idée de la statio Urbis on ne peut pas arriver à l'idée de la statio Orbis pour d'autres raisons. Autant que nous le sachions, la statio Urbis était l'assemblée de toute l'Église romaine, qui avait lieu à des époques déterminées dans différentes parties de Rome. Elle était présidée par l'évêque de Rome, et c'est cette présidence qui donnait son vrai sens à la statio Urbis. Nous ne possédons, certes, pas d'indications précises à ce sujet, mais de toute façon nous ne pouvons pas admettre que l'évêque de Rome ait pu charger l'un de ses presbytres de présider la statio Urbis. S'il en avait été ainsi, cette dernière aurait perdu son sens. Pour qu'une assemblée eucharistique devienne Statio Urbis, deux conditions étaient nécessaires : que ce soit une assemblée réelle de toute l'Église et qu'elle soit présidée personnellement par l'évêque. Lorsque nous passons de la statio Urbis à ce que le P. Jungmann considère comme la statio Orbis, nous passons tout de suite du domaine du concret au domaine du conditionnel. Selon le P. Jungmann, la statio Orbis peut être présidée par le légat du pape : ce qui veut dire que le P. Jungmann introduit l'idée de la représentation, que l'Église ancienne ne connaissait pas, en particulier l'Église de Rome, lorsque la statio Urbis y était célébrée. Quant à la participation réelle des membres de l'Église, elle aussi est remplacée par la représentation. Ce n'est qu'en partant de l'idée de la représentation que l'on peut parler de l'assemblée eucharistique de l'Église universelle. Autrement, une pareille assemblée est, en fait, irréalisable. Si la première des deux conditions que j'ai indiquées plus haut, c'est-à-dire la présidence personnelle de l'évêque de l'Église universelle, est réalisable, la seconde, c'est-à-dire la participation réelle de tous les membres de l'Église est tout-à-fait hors de question. Il n'y a pas eu et il n'y a pas d'assemblée eucharistique de l'Église universelle. La statio Orbis n'est pas autre chose qu'une certaine convention. La transition de la statio Urbis à la statio Orbis est irréalisable. Cette transition n'aurait été réalisable que si la célébration de l'Eucharistie par le pape, considéré comme l'Évêque de l'Église universelle, faisait de l'assemblée lors de laquelle cette Eucharistie est célébrée, une assemblée eucharistique universelle. S'il en était ainsi, on n'aurait besoin ni de statio Urbis, ni de statio Orbis, ni de la représentation des Églises, des évêques, du clergé et des laïcs, car alors ce ne serait plus l'assemblée eucharistique de l'Église universelle — assemblée qui n'existe pas — qui deviendrait le point de départ initial pour la définition de l'Église, mais son évêque. En ce cas, le ministère de ce dernier déterminerait l'assemblée eucharistique et ne découlerait pas de cette dernière. Mais est-ce vraiment ainsi ? Comment pouvons-nous trouver une base ecclésiologique à l'assertion que le pape est l'évêque de l'Église universelle, s'il n'y a pas d'assemblée de l'Église universelle ?
6. Comme je l'ai déjà dit, l'idée avancée par le P. Jungmann est une contribution de la plus haute valeur au système de l'ecclésiologie universelle. Il essaie ainsi de donner une base eucharistique à l'ecclésiologie universelle. Cependant, l'idée de la statio Orbis, avancée par lui, reste purement théorique, car le principe eucharistique est inapplicable à l'ecclésiologie universelle, dans laquelle l'Eucharistie ne joue pas le rôle que lui aurait voulu attribuer le P. Jungmann lui-même.
En ce qui est de la pratique des congrès eucharistiques mondiaux, il ne m'est pas nécessaire d'exprimer ici mon opinion à ce sujet. Je me bornerai à faire une seule remarque. Si le congrès eucharistique de Munich ne peut pas être considéré comme une statio Orbis, il n'est que l'assemblée eucharistique de l'Église de Munich, dans laquelle des membres d'autres Églises ont pris part. En tant qu'assemblée d'une Église locale, il aurait dû être présidé par l'évêque de cette dernière.
L'idée du P. Jungmann sur la statio Orbis est importante d'un autre point de vue encore. Elle témoigne de mutations ecclésiologiques au sein de l'Église catholique. Ces mouvements suivent deux courants : d'une part, comme je l'ai déjà indiqué, du côté de l'ecclésiologie « universo-pontificale », dirigée vers le renforcement du pouvoir personnel du pontife romain ; d'autre part, il existe une forte tendance vers la révalorisation du ministère épiscopal qui, tout en ayant augmenté en autorité, a dans une large mesure perdu de son importance d'autrefois. Il n'est guère possible d'augmenter l'importance du ministère des évêques sans changements considérables dans l'organisation ecclésiale. Nous ne savons pas ce qui sera fait par le concile général de l'Église catholique à venir, mais certainement on y discutera la question du ministère épiscopal, qui était au programme du concile du Vatican de 1870.
N. Afanassieff,
de l'Institut de théologie orthodoxe St Serge, Paris.
[1] Dans Stimmen der Zeit, 164 (1959), sept., 12.
[2] Article cité, p. 408. C'est ainsi que le P. Jungmann décrit le Congrès eucharistique mondial.
[3] Philad. IV.
[4] Le terme « évêque universel » est entré dans le vocabulaire de l'Église catholique. Nous le rencontrons à l'époque du concile de Trente. Cependant, le terme « vescovo universale » appliqué au pape ne voulait pas du tout dire que le pape fût l'unique évêque de l'Église universelle. La notion « universale » était opposée à celle de « particulare » : ainsi on exprimait l'idée que l'horizon de l'évêque diocésain était les limites de son diocèse, tandis que l'horizon du pape coïncidait avec les limites de l'Église universelle (A. Dupront, Le concile de Trente, dans Le concile et les conciles, Chevetogne, 1960, p. 229-230). N'oublions cependant pas que le terme « évêque universel » avait été vigoureusement proscrit par le pape Grégoire-le-Grand, ainsi que son équivalent « évêque œcuménique » (cfr D. T. Strotmann, L'évêque dans la tradition orientale, dans Irénikon, 1961, p. 153).
[5] Batiffol, L'Église naissante et le Catholicisme, Paris, 1922, p. 41.
[6] D. A. Tanghe, Le XXXVIIe Congrès eucharistique mondial de Munich, 1960, dans Irênikon, t. XXXIII, 1960, p. 462.