ELISABETH BEHR-SIGEL
51, boulevard Foch
93800 Epinay-sur-Seine
Monsieur Séraphin Rehbinder
2, Chemin du Ruisseau
1295 Tamay Suisse
Epinay, 8 novembre 2004.
Cher Séraphin,
Je viens de lire la lettre de l’OLTR datée octobre 2004. Son contenu m’atterre
me remplissant, en ce qui vous concerne, d’un douloureux étonnement. Comment
vous, chrétien orthodoxe sincère – je n’en doute pas – fils du Père
Alexandre de bienheureuse mémoire, l’un des prêtres les plus estimés de
notre Archevêché, pouvez vous couvrir de votre nom une publication qui, par
des insinuations et des accusations calomnieuses, en l’absence de débat honnête
et sérieux, vise à déconsidérer la direction de notre Archevêché et a
en miner l’unité spirituelle ?
D’ « inquiétantes tendances modernistes » caractériseraient l’entourage
de l’Archevêque (Victor Loupan ) ; « le pouvoir de décision dans l’Archevêché
» serait exercé « par un groupe de gens braqués sur un modèle unique
et obligatoire de fraternités et de communautés anarchisantes ( Nicolas Ross
) assumant « avec conviction le rôle de fossoyeurs de l’orthodoxie russe
en France » (Nicolas Ross ) ; les tenants « du modernisme » - Franàçais ou
Russes dénationalisés- profitant de l’existant matériel de ce qui était
jusqu’à présent la tradition russe chercheraient, se substituant «
aux fidèles héritiers »,à déloger celle-ci « pour se loger à sa place
» ( B. de Tiesenhausen ).
Je pose la question : quelles sont les personnes, les actes, les opinions visés
par de telles accusations ? J’invite ceux qui les formulent à méditer l’exhortation
de l’apôtre Paul : « vous tous qui avez été baptisés en Christ vous avez
revêtu le Christ : il n’y a plus ni Juif ni Grec...car tous vous ne faites
qu’un dans le Christ Jésus. Mais si vous appartenez au Christ, vous êtes
donc la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse » (Galates 3,
27-29 ). Il ne s’agit ni pour l’apôtre Paul ni pour nous, de nier la diversité
humaine qui, voulue par le Créateur, est une richesse. Il s’agit de vivre,
en Christ, dans l’Eglise, cette diversité réconciliée, transfigurée par
la lumière qui émane du Dieu Un en Trois Personnes.
Les porte-parole de l’OLTR se présentent comme les défenseurs de la tradition
ecclésiale, en fidélité à leurs « pères » qui comme vous l’écrivez-
Le mot du Président, lettre de juin 2004- étaient Russes. Mais ne s’abusent-ils
pas doublement ? Traitant de dangereux novateurs ceux qui oeuvrent pour l’émergence
de communautés orthodoxes inculturées en Occident, critiquant mesquinement,
en l’absence de toute sympathie mais aussi de véritable compétence, les
célébrations liturgiques des paroisses orthodoxes francophones- leur atmosphère
serait celle « en plus étriqué des messes catholiques » (N.Ross )- voyant
une obligation sacrée dans le maintien de l’ancien calendrier ( V.Loupan
), ne confondent-ils pas l’authentique Tradition-transmission vivante de la
Parole du Dieu Vivant- avec un traditionalisme sclérosé, répétitif, peureux
et obscurantiste ? Ce faisant ne s’avèrent-ils pas infidèles à l’esprit
de ceux qu’on appelle les Pères de l’Eglise, fondateurs de la théologie
orthodoxe et de ces autres « pères » que sont pour nous les grands théologiens
de la Première Emigration Russe ?
Obéissant à l’injonction du Seigneur « Allez, instruisez toutes les nations
» ( Mat. 28, 19 ), les premiers, pour convertir au Christ les philosophes,
c’est à dire l’élite intellectuelle de la société dans laquelle ils
vivaient, peinèrent à traduire dans la langue et les catégories de la philosophie
grecque- tout en les dépassant- le message des apôtres, humbles pécheurs
galiléens qui, comme leur maître, s’exprimaient en araméen.
Quant aux seconds, leur mérite, ou plutôt la grâce qui leur fut accordée,
a été de déchiffrer dans leur malheur- le malheur de l’exil qui aurait
pu les accabler- un appel divin : l’appel a être les témoins en Occident
de l’Orthodoxie – juste glorification de Dieu – non contre les autres
chrétiens mais en dialogue fraternel avec eux, visant l’appropriation sans
cesse à renouveler, sans cesse à approfondir, de l’unique nécessaire, de
la grâce offerte en Christ « chemin, vérité et vie » ( Jean 14,6
).
Je pense aux fondateurs de l’Institut Saint-Serge de Paris , au Métropolite
Euloge, au Père Serge Boulgakov qui fut mon confesseur, mais aussi à mes amis
Paul Evdokimov et Vladimir Lossky, théologiens de tendances différentes, l’un
proche des milieux œcuméniques de Genève, l’autre initiateur du renouveau
néo-patristique, tous les deux Russes s’exprimant en langue franàçaise, tous
les deux profondément impliqués dans la création, avec la bénédiction du
Métropolite Euloge, par une poignée de jeunes russes rassemblés autour d’un
hiéromoine franàçais, de la première paroisse orthodoxe francophone ( voir
ma biographie du Père Lev Gillet, « Moine de l’Eglise d’Orient »).
Au nom de ces précurseurs il convient d’ajouter ceux , dans la génération
suivante, du Père Alexandre Schmemann et du Père Jean Meyendorff, tous deux
issus de l’Institut Saint-Serge mais émigrés aux U.S.A. pour y devenir les
bâtisseurs de l’O.C.A., the Orthodox Church of America, semence pour eux
non d’une métropole russe, en diaspora, mais d’une véritable Eglise Orthodoxe
locale destinée à rassembler dans la prière et en vue d’un témoignage
commun l’ensemble des chrétiens orthodoxes, issus d’émigrations ethniques
différentes, installés en Amérique du Nord. Vous affirmez que telle est aussi,
concernant l’Europe Occidentale, l’aspiration de l’OLTR. Mais ne parlez-
vous pas un double langage, un langage non exempt de contradiction, d’ambiguïté
?
Citant les statuts de l’OLTR, vous affirmez que l’objet de votre association
est « la promotion en Europe Occidentale de l’Eglise Orthodoxe locale,
dans le maintien des traditions spirituelles et culturelles russes ». Je ne
doute pas de la sincérité de vos propos, mais ils me paraissent ambigus. Votre
priorité et celle de l’OLTR est la création en Europe Occidentale d’une
grande métropole pan-russe, réunissant sous l’autorité du Patriarcat de
Moscou, avec une marge d’autonomie dont le contenu et les limites restent
à préciser, les trois entités ecclésiales issues de l’émigration russe.
Cet objectif est conforme aux vœux exprimés par le primat de l’Eglise russe
dans son message adressé le 1er avril 2003 à toutes les paroisses orthodoxes
« de tradition russe » présentes en Europe Occidentale. Le patriarche
Alexis II ajoute qu’ « au moment voulu par Dieu » cette nouvelle métropole
russe pourrait « servir de creuset à l’organisation de la future Eglise
orthodoxe locale multiethnique en Europe occidentale ». Mais cette dernière
perspective reste lointaine et très vague. Emanant du chef d’une grande Eglise
qui a beaucoup souffert et qui revit miraculeusement, ce message doit être
accueilli avec respect. Cependant quelques réflexions s’imposent .
Je n’insisterai pas sur le fait que, rendu public la veille de la réunion
de l’Assemblée diocésaine de notre archevêché, réunion dont l’objet
était l’élection de notre nouvel archevêque, ce message a pu être interprété,
à juste titre, comme une ingérence, contraire à l’esprit des canons ecclésiastiques,
du patriarche de Moscou dans la vie interne d’une entité ecclésiale certes
issue de l’Eglise russe mais qui, depuis trois quart de siècle, n’en fait
plus parti canoniquement. Ce qui frappe surtout dans ce texte, c’est la méconnaissance
dont il témoigne de la réalité tant sociologique que spirituelle de notre
Eglise locale, réalité modelée par une expérience historique spécifique,
par un vécu très différent de celui de l’Eglise mère : expérience- payée
du prix de sa pauvreté- de la liberté par rapport à l’état, du libre et
respectueux dialogue avec les chrétiens d’autres confessions, de rencontre
aussi avec des frères et sœurs orthodoxes de diverses nationalités et cultures
et, dans ce contexte , expérience et prise de conscience renouvelées de la
catholicité de l’Eglise. Catholicité comprise comme unité, comme communion
de foi, œuvre de l’Esprit Saint, en la diversité des nationalités, des
langues et des cultures. C’est dans ce climat que se situe, coïncidant avec
le renouveau patristique , la redécouverte par des théologiens orthodoxes
modernes – des théologiens issus de l’émigration russe tels le Père Nicolas
Afanassieff et aujourd’hui le Père Boris Bobrinskoy,y ont joué un
rôle essentiel – de l’ecclésiologie dite « eucharistique », une ecclésiologie
qui, à l’inverse d’un universalisme abstrait, uniformisant, met l’accent
sur la catholicité concrète de l’Eglise locale rassemblant en l’eucharistie
célébrée en un lieu et en tout lieu, devant le trône de l’Agneau immolé
et victorieux, un peuple composé d’hommes – de personnes humaines – «
de toute tribu, de toute langue, de toute nation » ( Ap. 5,9 ).
C’est dans la perspective de l’ecclésiologie eucharistique redécouverte
sous les scories d’ecclésiologies d’école marquées par des influences
occidentales, que l’idée de la fondation d’une métropole russe en Europe
occidentale- entité ecclésiale dont l’unité serait fondée essentiellement,
non sur la communion dans la foi de l’Eglise mais sur un facteur ethnique
d’ailleurs de plus en plus évanescent au fil des ans- m’apparaît comme
non orthodoxe, non conforme à la catholicité de l’Eglise que nous confessons
dans le symbole de foi.
J’ajoute qu’on ne saurait me taxer ni d’hostilité, ni d’ignorance en
ce qui concerne la spiritualité orthodoxe en son expression spécifiquement
russe. Ma voie vers l’entrée dans la communion de l’Eglise orthodoxe a
passé par la rencontre avec l’Orthodoxie russe, avec les grands penseurs
de l’émigration russe mais aussi ses simples fidèles. Pendant plus de trente
ans j’ai fait partie d’une paroisse provinciale russophone, hélas, disparue,
comme beaucoup d’autres, faute d’avoir réussi son acculturation. Depuis
la parution de mon premier livre, Prière et Sainteté dans l’Eglise russe(1950),
une partie importante de mon œuvre littéraire a eu pour but de faire découvrir
à l’Occident les richesses de la tradition chrétienne russe .
Une longue et profonde amitié m’a liée au métropolite Antoine de Souroge
dont la fidélité héroïque à l’Eglise mère me semble avoir été bien
mal récompensée par cette dernière. Ses derniers jours ont été assombris
par le sentiment que des émissaires du Patriarcat de Moscou, par ignorance
ou ambition personnelle, tentaient détruire l’œuvre de sa vie : l’édification
d’une véritable Eglise orthodoxe locale en Grande Bretagne.
Je soumets à votre réflexion ces quelques idées qui, bien entendu, doivent
être approfondies.
En toute amitié
Elisabeth Behr-Sigel