N. AFANASSIEFF
LE SACREMENT DE L’ASSEMBLÉE [*]
1. L’auteur du traité «De hierarchia ecclesiastica» définit l’Eucharistie comme «assemblée très sainte» ( ¾ ¡giwt£th sÚnaxij). Cette définition de l’Eucharistie paraît quelque peu inattendue dans la bouche d’un néoplatonicien chrétien. Il est vrai que l’auteur inconnu du traité lui donne un sens assez spécial, l’entrée dans la communion divine» (De hier. eccl., III, I). Cependant le sens primitif du terme «assemblée» est conservé chez l’auteur. «Tout le saint ordre — iera diakÒsmhsij» (De hier. eccl. II, III, IV) se réunit, et pour célébrer le baptême et pour célébrer l’Eucharistie: or, dans la terminologie de notre auteur, «saint ordre» veut dire «peuple de Dieu» . C’est bien ainsi que pendant longtemps les lecteurs du traité comprenaient le terme «assemblée»: la preuve nous en est fournie par Georges Pachymère qui nous prévient qu’il ne faut pas entendre «assemblée» comme «assemblée du peuple». Il est bien certain que notre auteur n’a pas trouvé le terme «assemblée» dans ses spéculations théologiques, mais qu’il l’a emprunté a la tradition ecclésiale encore intacte à l’époque où il vivait.
Nous trouvons dans la littérature de l’eglise ancienne un autre terme pour définir l’Eucharistie, comme «assemblée» : c’est «™pˆ tÕ aŁtÕ» dont le contenu est identique à celui du mot «assemblée». Cette expression est mentionnée pour la première fois dans Actes II, 47: «le Seigneur ajoutait tous les jours à ™pˆ tÕ aŁtÕ ceux qui étaient sauvés». C’est presque un «terme technique» pour désigner l’assemblée eucharistique. Nous le retrouvons, avec le même sens, dans les épîtres d’Ignace d’Antioche. Le sens de l’expression est surtout clair chez Justin: «le jour qu’on appelle le jour du soleil, tous, dans les villes et à la campagne, se réunissent dans un même lieu — ™pˆ tÕ aŁtÕ» (I Apol. 67, 3). Justin lui-même nous apprend qu’en parlant de l’™pˆ tÕ aŁtÕ il avait en vue l’assemblée Eucharistique. «’Epˆ tÕ aŁtÕ» s’emploie d’habitude avec le verbe «sunšrcomai», mais, à part cela, cette locution contient par elle-même l’idée d’une assemblée; «™pˆ tÕ aŁtÕ» présuppose ceux qui sont assemblés, non pas assemblés en général, mais pour célébrer l’Eucharistie.
Selon les paroles déjà mentionnées de l’auteur des Actes, le Seigneur ajoutait ceux qui étaient sauvés à ™pˆ tÕ aŁtÕ. Dans certains manuscrits, on lit «tĶ ™kklhs…v» au lieu de «™pˆ tÕ aŁtÕ» . Etarit une lecture plus facile, «tĶ ™kklhs…v» est, sans aucun doute, une variante secondaire, elle est cependant d’une grande importance, car elle constitue l’exégèse la plus ancienne du terme «™pˆ tÕ aŁtÕ». En tant qu’assemblée Eucharistique «™pˆ tÕ aŁtÕ» est, dans un certain sens, identique à «Eglise»: c’est pourquoi l’un des termes peut être facilement remplacé par l’autre. L’agrégation à l’Eglise se fait par le sacrement du baptême immédiatement suivi, dans l’Eglise ancienne, par l’Eucharistie baptismale. «Après avoir lqvé celui qui croit et qui s’est adjoint à nous, nous le conduisons dans le lieu où sont assemblés ceux que nous appelons frères» (Justin, Apol. 65). D’après le récit ultérieur de Justin il est clair qu’on amenait le baptisé à l’assemblée Eucharistique. Le pseudo-Denys nous parle de la même chose: «ayant signé (le baptisé) avec l’huile parfaitement sacramentelle, le hiérarque maintenant le proclame digne de prendre part a la très sanctifiante Eucha ristie» (De hier. eccl. II, II, 7). Suit, comme chez Justin, la description de l’Eucharistie en tant que sacrement de l’assemblée. Encore du temps du pseudo-Denys, l’agrégation à l’Eglise prenait la forme concrète d’une introduction a l’assemblée eucharistique. Pour lui, l’Eucharistie en tant qu’assemblée est un symbole ou un prototype de l’Eglise. C’est donc dans cet ordre d’idées qu’on comprend les paroles’ du pseudo-Denys qui dit que l’Eucharistie est le sacrement des sacrements (teletīn telet») sans lequel «il est à peu près impossible que se célèbre aucun des sacrements hiérarchiques» (De hier. eccl. III, 1).
2. Je ne me propose pas d’exposer ici la doctrine du pseudo-Denys sur l’Eucharistie, ni son ecclésiologie hiérarchique. C’est pour justifier le titre de mon exposé que j’ai parlé de lui. Je puis maintenant le laisser de côté et aborder mon sujet, c’est-à-dire la conception du sacrement de l’assemblée par l’église prénicéenne. En traitant ce sujet, j‘essaierai de formuler certains principes essentiels de la doctrine de l’Eucharistie, et en même temps ceux de la doctrine sur l’Eglise, autrement dit de former les bases de ce qu’on pourrait nommer l’ecclésiologie Eucharistique.
A titre préalable, je voudrais dire qu’entre la mentalité de notre temps et celle de l’église ancienne (du moins de celle des 2 premiers siècles) il existe une rupture profonde. Pour les chrétiens des premiers siècles le principe fondamental de la vie ecclésiale consistait à être toujours ensemble ( koinĶ p£ntej) réunis pour la même chose (™pˆ tÕ aŁtÕ). Ce principe faisait partie du concept «Eglise», qui présuppose qu’un chrétien séparé des autres n’appartient pas au Christ, car c’est ensemble que tous Lui appartiennent, comme membres de Son corps, qui ne peuvent ni vivre, ni agir les uns sans les autres. Si l’un agit tous agissent aussi, si tous agissent — chaque membre agit aussi. Les chrétiens d’origine juive adoptèrent facilement le principe du «koinĶ p£ntej», car la conscience judaïque du temps du Christ le contenait déjà, quelque peu affaibli, il est vrai, sous l’influence de l’individualisme hellénistique. Le principe du «koinĶ p£ntej» s’avèra scandaleux pour la mentalité du monde hellénistique. Déjà saint Paul eut a lutter contre l’individualisme des Corinthiens qui avait abouti à toutes sortes d’altérations de la vie de l’Eglise. Nous ne savons pas à quel point Paul eut du succès dans cette lutte. Même s’il avait vaincu l’individualisme, ce ne fut pas de façon définitive. Au deuxième siècle, c’est toute une vague d’individualisme qui, partant du monde hellénistique, déferle sur l’Eglise. Tertullien affirmait qu’il n’y avait rien de commun entre Jérusalem et Athènes, entre l’Evangile et la stoa [†], mais déjà au temps de Justin la conscience ecclésiale avait accepté Athènes et la stoa, désirant exprimer, dans un but apologétique, la doctrine de l’Eglise en termes de philosophie grecque. Petit à petit la catégorie «Eglise» s’obscurcit, ce qui donne libre cours à la vague individualiste tant dans la pensée que dans la vie des chrétiens. Nous avons hérité l’individualisme des anciens encore renforcé par celui de la vie empirique contemporaine. Tout en gardant inaltérée la tradition, nous avons bâti notre vie et notre pensée sur la base de l’individualisme. Tout en professant notre foi en une Eglise sainte, catholique et apostolique, nous ne réalisons pas cette foi dans notre vie. La plupart du temps nous ne pouvons pas même dire pourquoi nous professons notre foi en l’Eglise, dans laquelle nous ne sommes que des atomes isolés à côté d’autres atomes que nous ne connais sons guère. Et même plus, nous transposons notre individualisme contemporain dans le passé lointain, et c’est ainsi que nous faussons l’image que nous nous faisons de la vie de l’Eglise ancienne. L’historien ne se débarasse pas facilement de sa prise de position habituelle qui est celle de l’individualisme. Et sans avoir renié cette attitude fausse, nous ferons toujours des erreurs dans l’appréciation de la vie passée, de la vie de l’époque où l’individualisme n’existait pas**.
3. Nous ne savons pas, et probablement nous ne le saurons jamais, quel est le mot que le Christ a employé dans Mt. 16, 18, lorsqu’Il parlait de l’Eglise. Toutes les tentatives de trouver l’équivalent araméen ne restent que des hypothèses plus ou moins réussies. Ii serait évidemment de la plus haute importance de connaître le terme araméen, mais notre ignorance n’est pas fatale. Dans l’Eglise ancienne, il était généralement admis que, dans Mt. 16, 18, le Christ avait parlé de l’édification de ce qui avait commencé d’exister le jour de la Pentecôte. Au moment où ce lÒgion du Christ avait été noté, l’Eglise existait déjà, et la conscience ecclésiale voyait dans 1’Eglise qui existait alors, celle-là même que le Christ avait édifiée.
Nous ne savons pas non plus ni où, ni quand, ni par qui, le mot grec ™kklhs…a avait été employé pour la première fois, mais certainement le choix de ce mot avait été providentiel. Son sens direct devait répondre à ce qui existait déjà a l’époque où les chrétiens entendirent le mot ™kklhs…a. L’Eglise est l’assemblée du peuple, convoquée par Dieu Lui-même, et les chrétiens, ce sont ceux que Dieu convoque pour Le servir dans cette assemblée. Ce sens immédiat du mot ™kklhs…a ne pouvait pas épuiser ce qui est contenu darts l’Eglise, telle que la comprenaient les premiers chrétiens. Il ne donnait pas de réponse à la question de savoir où et en quoi se réunissaient les chrétiens lorsqu’ils formaient l’Eglise. Le sens du mot ™kklhs…a, en tant que terme ecclésial, ne peut être compris dans toute son ampleur qu’à la lumière de la doctrine de 1’Eglise — Corps du Christ. Ii est vraiment étrange d’attribuer a saint Paul la doctrine du Corps du Christ, doctrine qui dépasse tout entendement humain et même celui de Paul. Si l’édification de l’Eglise était prévue dans le dessein de Dieu, il y avait aussi dans son dessein la céeation de l’Eglise en tant que Corps du Christ. L’Eglise de Dieu est «iv yp» Je me rends compte de la difficulté du problème que soulève cette expression, mais ii me semble que, darts une large mesure, nous l’avons compliqué nous-mêmes. Malgré les difficultés du problème nous ne pou vons pas écarter l’expression iv yp Nous devons l’accepter telle qu’elle nous est donnée et telle que la comprenaient pro bablement les premiers chrétiens. L’Eglise est «en Christ» , car die est assemblée par Dieu darts le Corps du Christ. Cepen dant, ce n’est là qu’une premiere réponse a la question de savoir oü et comment se réunissent les chrétiens lorsqu’ils forment 1’Eglise. Tout d’abord, pour éviter les malentendus, il est a noter que Paul n’emploie pas le terme «Corps mystique du Christ». Lui-même grand mystique, Paul savait qu’on ne peut pas transposer dans le domaine de la mystique ce qul doit avoir un sens tout a fait reel et concret.
4. Dans son livre «Saint Pierre» , Oscar Cullmann[‡] affirme de la façon la plus catégorique que les paroles du Christ dans Mt. 16, 18, ne sont pas placées au bon endroit. Je peux admettre ce point de vue, mais je ne puis pas accepter la supposition que ces paroles aient été dites par le Seigneur pendant la Dernière Cène ou après la Résurection. Admettre une pareille supposition — ce serait confondre la promesse et l’accomplissement; ce serait aussi ne pas comprendre que l’Eglise est «en Christ» . Lorsque le Christ prononça les mots: «Je bâtirai mon Eglise» , c’était là une promesse (Verheissung) sur 1’Eglise: donc, l’Eglise n’existait pas encore. Au temps de la vie du Christ, ses disciples ne formaient pas l’Eglise, ni même le noyau de l’Eglise. Pendant sa vie terrestre, le Christ était toujours avec ses disciples, Ii partageait avec eux le même genre de vie; selon l’usage judaïque, Il rompait le pain et bénissait la coupe, mais les disciples n’étaient pas en Lui. Ils étaient avec Lui, mais n’étaient pas «™n cristł»: donc ils ne formaient pas l’Eglise. «Dans la nuit où il fut trahi...» Le Christ savait que c’était sa dernière nuit sur terre et que c’était le dernier repas qu’Il faisait avec ses disciples avant sa glorification. Mais Ii ne les abandonna pas. L’amicale ou fellozship que formaient le Christ et ses disciples pendant sa vie ne cessera pas d’exister. Elle entrera dans une nouvelle phase de son existence quand ils seront en son Corps et quand Il sera en eux.
La Sainte Cène n’a pas été une promesse sur l’Eglise, mais son accomplissement (Erfüllung). «En effet, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai d’ailleurs transmis, que le Seigneur Jésus, dans la nuit où Il fut trahi, prit du pain et, après avoir rendu grâce, II le rompit et dit: Ceci est mon Corps qui est pour vous. Faites ceci en mémoire de moi...» (I Cor. 11, 23—24). C’est par l’institution de i’Eucharistie — «faites ceci en mémoire de moi» — que fut instituée l’Eglise. C’était la fondation de l’Egiise, mais non pas son actualisation, car la Sainte Cène n’a pas été l’Eucharistie, mais seulement son institution. Ce n’était pas l’Eucharistie, mais seulement son institution. Ce n’était pas l’Eucharistie, car c’est le Christ qui l’a célébrée en rompant le pain et en bénissant la coupe. La Sainte Cène deviendra Eucharistie, quand Ses disciples vont la célébrer, en rompant à leur tour le pain et en bénissant la coupe. La Sainte Cène n’était pas l’Eucharistie, car le Christ n’était pas encore «élevé» sur la croix, n’était pas encore glorifié et l’Esprit n’était pas encore descendu sur les disciples. Elle deviendra Eucharistie après la passion, le sacrifice du Golgotha, la mort, la résurrection, la glorification du Christ et l’effusion de l’Esprit.
La Sainte Cène n’est donc pas l’Eucharistie: cependant, l’Eucharistie n’est pas non plus la répétition de la Cène, qui, de même que le sacrifice du Golgotha, a été accomplie «une fois pour toutes» et ne peut plus être accomplie de nouveau. Néanmoins l’Eucharistie est une prolongation de la Cène envisagée dans son aspect particulier: c’est une Sainte Cène ecclésiologique. L’Eucharistie s’accomplit dans l’Eglise: c’est par elle que ceux qui y prennent part deviennent Eglise. En tant que Cène ecclésiologique, l’Eucharistie implique non seulement le dernier repas du Christ, mais aussi le Golgotha, la résurrection, la glorification et la Pentecôte. Tous ces moments demeurent dans l’Eucharistie en formant un tout organique. Jusqu’à péesent nous lisons pendant la liturgie de Jean Chrysostome les paroles de la prière: «Nous souvenant de ce commandement salutaire, et de tout ce qui a été fait pour nous, de la croix, du sépulcre, de la résurrection après trois jours, de l’ascension aux cieux, du siège à la droite du Père, du second et glorieux avènement.»
L’Eucharistie s’est actualisée le jour de la Pentecôte dans l’Esprit et par l’Esprit. Le pain rompu par les disciples pendant cette première Eucharistie était le même pain que celui qu’avait rompu le Christ, et la coupe qu’ils ont bénie était celle que le Christ avait bénie: et il en sera de même pendant toutes les Eucharisties qui seront célébrées «jusqu’à ce qu’Il vienne» (I Cor. 11, 26). Que ce soit pendant la première Eucharistie, celle des apôtres, ou pendant toutes les autres, nous devenons, par le pain et le vin — Corps du Christ. La communion crée la «koinwn…a» (19, 16) qui est une «co-union» réelle avec le corps et le sang du Christ. La réalité du pain manifeste la réalité intégrale du corps du Christ, et l’unité du pain (e‡j ¥rtoj) manifeste l’unité du corps (›n sīma). Or, Son corps est l’Eglise de Dieu, l’Eglise qui est, vraiment et réeliement, «™n cristł». C’est pourquoi s’assembler pour l’Eucharistie veut dire s’assembler en Eglise, et s’assembler en Eglise veut dire s’assembier pour l’Eucharistie. «...lorsque vous vous assemblez en Eglise... ainsi c’est le repas du Seigneur que vous prenez...» (I Cor. 11, 18—20).
5. En tant que Cène ecclésiologique, l’Eucharistie reste la table du Seigneur. Dans l’Eucharistie le Christ demeure avec nous, comme Il demeurait avec les apôtres pendant la Sainte Cène: seulement sa présence est remplacée par les dons eucharistiques qui sont le corps et le sang du Christ et par lesquels nous devenons Son corps. Mais le corps crucifié du Christ ne peut guère être séparé, après la résurrection, de Son corps glorifié. «En vérité, je vous le déclare, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai de nouveau dans le royaume de Dieu» (Mc 14, 25). Par la passion, la mort et la résurrection, le royaume est déjà acquis, et le Christ règne sur l’Eglise. Son règne est une anticipation du royaume de Dieu. L’expression «le jour du Seigneur» a, dans les écrits néotestamentaires, un sens eschatalogique. C’est le jour de la venue du Seigneur dans Sa gloire pour tous. En ce jour, tous verront le Fils de l’homme venant sur les nuées avec gloire et puissan (Mc 13, 26). Nous vivons dans cette attente eschatologique mais, dans l’Eglise, l’eschatologie n’est pas seulement l’avenir lointain, car l’Eglise elle-même est déjà le commencement des derniers jours (›scaton). Dans l’Eglise le présent inclut le passé et l’avenir. Le jour du Seigneur viendra, mais déjà, il vient toujours dans l’Eglise. Ii viendra justement parce qu’il vient dès maintenant dans l’Eglise, et il vient déjà, justement parce qu’il viendra. L’Eucharistie, Sainte Cène ecciésiologique, est la table du Seigneur, qui vient à l’Eglise dans l’Esprit. «Afin que vous mangiez et que vous buviez a ma table dans mon royaume» (Lc 22, 30). Et dans notre liturgie nous disons: «Nous souvenant de ce commandement salutaire... du second et glorieux avènement...» . Chaque fois, dans chaque Eucharis tie, nous attendons qu’Il vienne chez nous. «Oh oui, viens, Seigneur Jesus» — telle est notre prière eucharistique.
6. En revenant au terme «le sacrement de l’assemblée» , nous pouvons le définir comme «™pˆ tÕ aŁtÕ» pour la célébration du repas du Seigneur. En tant que sacrernent de l’assemblée, l’Eucharistie est «must»rion tĮj ™kklhs…aj» ou «ie sacrement de l’Eglise» , car c’est en lui que se manifeste toute l’Eglise de Dieu dans toute sa plénitude, comme Corps du Christ. L’Eucharistie est «l’œuvre de l’Eglise» et non celle de groupes isolés. Il faut done que tous soient réunis «™pˆ tÕ aŁtÕ» pour que l’Eglise, dans toute sa plénitude, puisse célébrer 1’Eucharistie.
La théologie, et encore plus la pratique liturgique de notre temps, a perdu la conception de l’Eucharistie — sacrement de l’Eglise elle-même, et l’a transformée en un des sacrement dans l’Eglise. Le processus de cette transformation lente et très compliquée a pu commencer lorsque le principe fondamental de l’ecciésiologie eucharistique a été transgressé. Selon ce principe, il ne doit y avoir, dans une église locale, qu’une seule assemblée eucharistique, car le Christ est Un dans la plénitude et l’unité de Son corps. Or, c’est dans Son corps qu’Il est présent quand tous se réunissent en Eglise. La plénitude et l’unité du Corps du Christ dans l’Eucharistie détermine la plénitude et l’unité de l’église locale dans l’assemblée eucharistique, c’est-à-dire sa catholicité. Pour des raisons diverses, dont je n’ai pas le temps de parler ici, il se trouva qu’il y eut, dans l’église locale, plusieurs assemblées eucharistiques au lieu d’une seule. «’Epˆ tÕ aŁtÕ» cessa d’être le principe d’unité de l’église locale; c’est l’évêque qui en devint le principe. Ce fut l’un des plus grands changements dans l’organisation de l’église, changement qui détermina tout son développement ultérieur. Pendant un certain temps, on fit des tentatives pour sauvegarder l’unité idéale de l’assemblée eucharistique malgré la pluralité empirique des assemblées: tel fut le but de la pratique romaine du «fermentum». Néanmoins, ces tentatives ne purent pas ralentir le processus de morcellement de l’assemblée eucharistique. Lorsqu’il se forma, dans l’église locale, plusieurs assemblées eucharistiques, elles cessèrent d’être la manifestation de l’Eglise de Dieu en Christ. Chaque assemblée n’était plus une assemblée «koinĶ p£ntej» et ne réunissait plus qu’une partie des fidèles, membres de l’église épiscopale.
Ainsi commença l’individualisation de la vie ecclésiale. La seconde moitié du troisième siècle vit le début de ce processus, devenu encore plus apparent à l’époque constantinienne. On se mit à célébrer les sacrements, notamment celui de l’agrégation à l’Eglise (baptême et confirmation) durant l’assemblée d’un groupe de fidèles présidé par un presbytre: ainsi la voie était déjà ouverte à l’individualisation ultérieure des sacrements. Peu à peu, les sacrements deviennent des actes sacramentaux célébrés pour le bien de chaque membre isolé de l’Eglise par les personnes qui possèdent le pouvoir de la célébration. Jusqu’à nos jours la théologie d’école affirme que les sacrements se font dans l’Eglise sans dire qu’ils sont faits par l’Eglise: mais elle ne voit pas d’obstacles à ce qu’ils soient célébrés sans la participation du peuple. Tel est un des paradoxes de notre pensée dogmatique. En ce qui concerne l’Eucharistie, le processus de l’individualisation a amené une déviation inadmissible et une déformation de sa vraie nature. Ayant admis qu’il est possible de célébrer l’Eucharistie pour un groupe de membres de l’église locale, le pouvoir ecclésiastique a dû admettre qu’on puisse la célébrer selon le désir d’un ou de plusieurs fidèles. L’Eucharistie faite dans un temple vide — voilà le terme de son individualisation. En même temps c’est l’individualisation, poussée à l’extrême, de «l’assemblée» qui est remplacée par la personne qui est considérée comme ayant droit a la célébration de l’Eucharistie. Ii est intéressant de noter que, dans l’église orthodoxe, il existe une règle selon laquelle le prêtre ne peut pas faire la liturgie s’il n’a pas a côté de lui au moins un ou deux fidèles. Cette règle ne peut rien changer, car ces fidèles présents ne peuvent pas remplacer le peuple de Dieu. Cependant, elle atteste que la notion de l’assemblée n’a pas tout à fait disparu de la conscience liturgique. Lorsqu’on essaie de justifier ainsi les usages de notre temps, on a presque l’impression qu’on entend les blâmer.
Un autre essai de justification de la pratique liturgique contemporaine consiste à renoncer à la conception réaliste de l’idée «assemblée» et à la transposer dans le domaine de la mystique. Déjà Origène, ainsi que l’auteur du traité «De aleatoribus», disait que l’Eucharistie est célébrée par toute l’Eglise avec la participation non seulement des vivants, mais aussi des morts et des anges. Oubliant les vivants, la pensée liturgique actuelle affirme que l’Eucharistie reste œuvre d’Eglise même quand elle est célébrée dans un temple vide par le prêtre tout seul, parce que les saints et les membres morts de l’Eglise y prennent part. Cette idée entraîne non seulemnt une spiritualisation indue de l’Eucharistie, mais aussi le morcellement de la notion du peuple de Dieu, et, par conséquent, de celle de l’Eglise. Les partisans d’un tel point de vue ne remarquent pas le côté infiniment tragique de leur thèse: il pourrait donc arriver un moment dans la vie de l’Eglise où tous ses membres vivants seraient absents.
7. Un processus parallèle à l’individualisation de l’Eucharistie est celui de sa désintégration. Peu à peu, l’idée du sacrifice est portée au premier plan du concept de l’Eucharistie et en obscurcit tous les autes aspects, au point que l’Eucharistie elle-même devient avant tout un sacrifice. Cette désintégration, qui a commencé très tôt, s’est fait sentir dans l’église catholique; à un certain degré, nous la retrouvons dans l’église orthodoxe. C’est ici que je dois mentionner une particularité du rite de la liturgie orthodoxe. Le moment sacrificiel n’occupant pas la première place dans le canon eucharistique, le sentiment liturgique s’efforça d’y remédier dans le rite de la proskomidie, où l’idée du sacrifice prédomine. Il est généralement admis que la proskomidie forme la première partie de la liturgie, mais en fait, c’est plutôt un acte sacramentel séparé, un acte qui répond bien plus à la vie liturgique contemporaine que l’Eucharistie proprement dite. D’après son contenu la proskomidie est le sacrement du sacrifice. Ce qui fait qu’après la Grande Entrée, on récite le tropaire du Vendredi Saint. Ce tropaire, suite naturelle de la proskomidie, disjoint le rite de l’Eucharistie: les paroles institutionnelles cessent d’être le «souvenir» de la Dernière Cène, et deviennent «souvenir» de l’institution du sacrifice du Nouveau Testament.
Je n’ai pas du tout l’intention de minimiser l’importance du moment sacrificiel dans l’Eucharistie. L’Eucharistie étant une Cène ecclésiologique, ce moment en est le centre, de même que le Golgotha est le centre du dessein de l’économie divine. Comme tel, le Golgotha est organiquement lié à la Cène d’un côté, a la résurrection et la glorification du Christ de l’autre. Quand l’apôtre Paul, dans son épître aux Corinthiens, affirmait avec force, que «nous (c’est-à-dire lui et les autres apôtres) prêchons Christ crucifié», il n’avait pas l’intention de transformer les repas palestiniens du Seigneur en messes. Il est difficilement concevable que Paul ait pu enseigner une doctrine de l’Eucharistie dans l’intention de changer une tradition déjà établie dans l’église de Jérusalem. Même plus, nous ne pouvons guère trouver chez Paul de doctrine de l’Eucharistie, spécialement en tant que sacrifice, et en cela je suis d’accord avec Dom Botte[§], alors que l’aspect sacrificiel occupait dans sa pensée une place centrale. Nous ne devons pas séparer les recommandations de Paul concernant l’Eucharistie dans la première épître aux Corinthiens du reste de l’épître. Ce n’était pas là un traité sur l’Eucharistie et ce n’était pas du tout un traité de dogmatique, l’épître n’étant écrite qu’au sujet de certaines particularités de la vie de l’église corinthienne. Paul luttait contre le courant religieux répandu parmi les chrétiens de Corinthe que nous pourrions, en employant un terme moderne, définir comme une «eschatologie conséquente» fortement teintée de docétisme gnostique. A la lumière de ces tendances, les indications que Paul donne aux Corinthiens au sujet de l’Eucharistie reçoivent un accent quelque peu différent. Il voulait rétablir dans l’Eucharistie le moment de la mort sacrificielle du Christ dont certains membres de l’église corinthienne n’étaient plus suffisamment conscients. A l’encontre d’une tendance naissante parmi eux vers une transformation du Christ en un eon gnostique, Paul affirmait le Christ historique «né de la race de David, selon la chair» (Rom 1, 3) Il leur disait que l’Eucharistie n’est pas une prolongation des repas du Christ ressuscité et qu’elle avait été instituée pendant la Dernière Cène à la veille de la passion et de la mort de Christ. Les Corinthiens avaient matérialisé l’eschatologie, en croyant qu’ils s’étaient déjà enrichis et qu’ils avaient commence à régner (I Cor. 4, 8). A l’encontre de cette mentalité-là Paul rappelait aux Corinthiens que, selon ce qu’il leur avait déjà transmis, «ils annoçaient, ou proclamaient la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’Il vienne» (I Cor. 11, 26). Ces derniers mots — «jusqu’à ce qu’Il vienne» — indiquent que la «kataggel…a» de Paul impliquait non seulement la mort du Seigneur, mais aussi sa résurrection et sa glorification. S’il doit venir, cela veut dire, qu’Il est réellement mort, qu’Il est réellement ressuscité et qu’Il s’est assis a la droite du Père: donc «l’eschatologie conséquente» des Corinthiens est une erreur. Paul ne séparait la mort du Seigneur ni de la Cène, ni de la résurrection, ni de la glorification, car la mort du Seigneur sans Sa résurrection aurait rendu vaine notre foi. C’est pourquoi Paul ne pouvait guère songer à transformer l’Eucharistie en «Totenmahlzeiten». Dans la pensée de Paul, l’Eucharistie est la table en réponse à l’appel des fidèles. Il anticipe ainsi Sa venue en gloire, cette venue, qui selon les idées des Corinthiens, aurait déjà eu lieu. C’est donc par l’appel liturgique «Maran-atha», que Paul termine sa première épître aux Corinthiens.
La ségrégation du sacrifice en un acte sacramentel isolé affaiblissait singulièrement la nature de l’Eucharistie, en tant qu’assemblée des fidèles réunis pour célébrer le repas du Seigneur. Séparé des autres aspects de l’Eucharistie, le moment sacrificiel perd son caractère ecclésiologique et il en est de méme pour l’Eucharistie elle-même. Le sacrement de l’assemblée se transforme en un autre sacrement, auquel le peuple peut prendre part, mais cette participation n’est pas essentielle pour la célébration de l’Eucharistie. La pensée théologique ne parvient pas à surmonter cet affaiblissement de la nature ecclésiologique de l’Eucharistie. Et même plus, sous l’influence de l’idée de l’initiation, elle tend de plus en plus à écarter le peuple de la participation active à la célébration de l’Eucharistie, ce qui affaiblit encore plus la nature ecclésiologique de cette dernière. Le sacrifice du Nouveau Testament, mystère sublime (telet») se fait pour le peuple. Ce sacrifice est consommé par ceux qui ont reçu une consécration spéciale, et le peuple n’y participe pas activement. Dans le rite de la proskomidie, que j’ai déjà mentionné plus haut, il n’y a pas de place pour la participation du peuple, car elle est célébrée de façon cachée. Je n’ai pas la moindre intention de critiquer ici la pratique liturgique de l’église catholique, car je connais bien les défauts de celle de l’église orthodoxe. Cependant, il faut bien se poser la question: la doctrine de l’Eucharistie, en tant que sacrifice, a-t-elle contribué à revaloriser l’importance du sacrifice du Golgotha pour les fidèles? Il y a lieu de mentionner ici les «messes privées» dites dans une intention spéciale. Ces intentions sont-elles toujours au niveau de la grandeur du sacrifice du Golgotha?
8. La disparition du facteur «assemblée» a abouti à la désintégration ultérieure de l’Eucharistie. De nos jours, la communion des fidèles se fait d’habitude pendant la liturgie, mais elle peut se faire en dehors d’elle. Même au cas où la communion a lieu pendant la liturgie, elles ne sont pas organiquement liées l’une à l’autre: a l’église orthodoxe, la communion peut avoir lieu après la fin de l’Eucharistie, à l’église catholique, avant le commencement de la messe. D’autre part, les fidèles qui prennent part à la liturgie peuvent communier, mais ils peuvent aussi ne pas communier. Ce n’est pas sous l’influence des offices du temple ou de la synagogue que s’est formé le rite de l’Eucharistie: il s’est formé à partir du rite des repas judaïques, ou plus exactement du rite suivi pendant la Sainte Cène. La communion des fidèles a été l’expression de la participation des fidèles tant à la première Eucharistie qu’à toutes les autres de l’église ancienne. Nous ne pouvons pas nous représenter un repas judaïque des anciens temps où ses participants n’auraient pas mangé. De même, nous ne voyons pas comment ceux qui prenaient part aux ancieinnes assemblées eucharistiques n’auraient pas communié. La communion était le point culminant de l’assemblée eucharistique, vers lequel tendait tout ce qui précédait. On se réunissait pour l’Eucharistie, dans le but de servir Dieu «en Christ» et de prendre part à Sa table. La nature même de l’Eucharistie exclut la présence de fidèles qui ne feraient qu’assister a l’assemblée eucharistique, car tous doivent y participer.
C’est en ce point-là que le commencement et la fin de la pratique liturgique divergent le plus. Nous avons, en effet, une Eucharistie sans communion des fidèles, une autre, où une partie des fidèles communie et l’autre ne communie pas, et — çe qui est très rare, encore une Eucharistie où tous les fidèles communient tous ensemble. Certainement, nous ne pouvons pas dire qu’il y a trois Eucharisties au lieu d’une seule. L’Eucharistie est unique, ce qui est confirmée par son rite unique, mais sans aucun doute, il y a deux états d’âmes des fidèles pendant l’assemblée eucharistique, selon qu’ils communient ou ne communient pas. L’unité organique de l’Eucharistie a été rompue, et il s’en est détaché un acte sacramentel séparé — la communion. Telle a été la seconde désintégration de l’Eucharistie, provoquée par la ségrégation de son aspect sacrificiel. Le sacrifice s’accomplit pour les membres isolés de l’Eglise lorsqu’ils en ressentent le besoin. L’unité avec le Christ équivaut à l’unité avec tous, et cette dernière est l’unité avec le Christ, car elle se fait toujours «en Christ» . Communier, en croyant accomplir un acte individuel, veut dire se séparer des autres, et ne pas communier du tout veut dire se séparer du Corps du Christ, dont nous sommes cependant les membres. D’habitude, nous voyons, soit une liturgie dans un temple vide, soit une assemblée de quelques membres de l’Eglise, mais nous n’avons que rarement une «assemblée de l’Eglise». Il serait plus exact de dire que nous avons perdu la notion de l’assemblée, car nous avons oublié que l’Eucharistie est le «sacrement de l’assemblée» .
Je voudrais terminer mon exposé par une citation de l’épître d’Ignace d’Antioche aux Ephésiens: «...surtout si le Seigneur me révèle que chacun en particulier et tous ensemble (Ði kat’¥ndra koinĶ p£ntej) dans la grâce qui vient de son nom, vous vous réunissez (sunšrcesqe) dans une même foi, et en Jésus-Christ de la race de David selon la chair, fils de l’homme et fils de Dieu, — pour obéir à l’evêque et au presbytérium, dans une concorde sans tiraillements, rompant un même pain, ce qui (Ðj ou Ó ) est remède d’immortalité, antidote pour ne pas mourir, mais pour vivre en Jésus-Christ pour toujours» (Eph. 29, 2). Je pense que l’expression «* Ó ›stin f£rmakon ¢qanas…aj» se rapporte non seulement à la fraction du pain, mais aussi a toute la phrase qui précède[**]. L’assemblée eucharistique qui réurnt tous ensemble (koinĶ p£ntej) et qui est présidée par l’evêque et le presbytérium, est un remède d’immortalité. Tous doivent se réunir ensemble pour rompre le pain et goûter au pain rompu. Ignace ne pouvait pas même imaginer une Eucharistie qui serait faite pour un seul groupe de fidèles, pour qu’un ou plusieurs membres de l’Eglise puisse goûter au pain rompu.
Etre toujours tous ensemble (koinĶ p£ntej) réunis pour la méme chose (™pˆ tÕ aŁtÕ) — tel est le thème essentiel des épîtres d’Ignace. C’est aussi le thème qui nous préoccupe maintenant. La piété ecclésiale est une piété «koinĶ p£ntej», et non une piété individuelle: jamais 1’Eglise n’a nié cette dernière, mais elle ne peut guère remplacer la piété ecclésiale. Il n’y a pas dans l’Eglise d’actes sacramentaux qui pourraient être accomplis au profit de certains de ses membres et en l’absence d’autres membres de l’Eglise. Toujours et partout l’Eglise célèbre ses sacre,ents, en tant qu’assemblée du peuple de Dieu en Christ, et l’Eucharistie est le sacrement de l’Eglise.
[*] Communication faite à la Semaine d’études liturgiques à l’Institut de Théologie Orthodoxe de Paris (juillet 1953) et publiée dans Internationale Kirliche Zeitschrift, Heft 4, 1956.
[†] La stoa: les philosophes du Portique, c’est-à-dire les Stoïciens (A. Bailly).
** Voir mon étude «La Cène du Seigneur» (en russe), Paris 1952.
[‡] Oscar Cullmann, Saint Pierre, disciple-apôtre-martyr. Neuchâtel-Paris, 1952.
[§] Dom B. Botte, Problèmes de l’Anamnèse (The Journal of Ecclesiastical History, Vol. V, No. 1, p. 22).
[**] Cf. Ch. Maurer, Ignatius von Antiochien und das Johannesevangelium. Zürich 1949, S. 93.